Ethiques en toc

EnfantC’est devenu un classique de l’émission de France Télévision « Cash Investigation » : Elise Lucet poursuivant dans les couloirs puis dans la rue un dirigeant d’entreprise, un politique ou un haut fonctionnaire refusant de répondre à ses questions. Dans la livraison du 6 octobre 2015, c’était au tour d’Emmanuel Faber, Directeur Général de Danone, d’en faire les frais. Il réussira à lui échapper, sans gloire, en s’engouffrant dans une petite voiture bleue que la journaliste, l’air désolé, regarde s’éloigner. Sur son iPad on distingue le visage triste du petit indonésien malnutri qu’elle aurait bien aimé lui montrer.

Comme à son habitude, le magazine de cette semaine-là, dont cette scène est le point d’orgue, a livré son lot de turpitudes sur ce que font les grandes entreprises et que les pouvoirs publics, corrompus ou complices, laissent faire. Ceux qui ne l’ont pas vu ont raté un grand moment de télévision. Dont ils ne trouveront évidemment pas l’écho dans leurs médias habituels, tenus en laisse par leurs budgets de pub. C’est dommage, parce qu’à coup sur ils ne regarderaient plus dorénavant du même œil leurs chers i-Phone, les yaourts qui veulent tellement de bien à leur santé et même les braves facteurs qui leur apportent leur courrier !

Le reportage mettant en cause Danone revenait sur un sujet qui avait déjà défrayé la chronique au début des années 80 : celui du business juteux mais controversé du lait en poudre pour nourrissons dans les pays pauvres ou en voie de développement. A cette époque c’était sa consoeur Nestlé qui avait été mise en cause par l’OMS. Une mise en cause qui avait débouché sur une interdiction de faire de la publicité pour ces produits. Interdiction toujours en vigueur comme en Indonésie, pays dans lequel Danone est leader du marché. Il faut dire que la consommation de ces produits présente toujours de graves dangers. Parce que l’eau nécessaire à leur consommation n’a pas la qualité suffisante, et que les familles qui n’ont souvent pas les moyens d’acheter ce lait (un quart du salaire mensuel moyen y passe), le diluent trop, et souvent avec de l’eau polluée. D’ou malnutrition, carences, systèmes immunitaires déficients, infections, hospitalisations à répétition et taux aggravé de mortalité infantile. Le reportage montre simplement comment la société s’y prend pour pousser à la consommation, en exploitant le canal de prescription des sages femmes qu’il rémunère à cet effet. Résultat, les femmes n’allaitent plus et leurs enfants ne peuvent plus, au sortir des maternités, se passer du lait en poudre.

Danone n’est évidemment pas le seul groupe à se livrer à ces types de pratiques. Ce qui nous choque, dans son cas, c’est qu’il s’agit d’un de nos champions nationaux, connu pour son implication sociale et sociétale, et qu’on ne s’attend pas à le trouver sur pareille sellette. D’autant qu’Emmanuel Faber, récemment nommé, nous a été présenté comme un parangon de vertu, prototype d’une nouvelle race de dirigeants éthiques… L’actualité de ce concours de tricherie ouvert aux grandes entreprises n’est malheureusement pas avare d’exemples que leur puissance financière, leur lobbying, leur communication et leur capacité de chantage à l’emploi n’ont pas réussi à enterrer. A ce jeu, de nombreux secteurs se sont déjà abondamment illustrés, comme l’industrie du tabac, les laboratoires pharmaceutiques, les chimistes et semenciers, les pétroliers, les banquiers, la grande distribution,…etc. La nouveauté est qu’on a la désagréable impression que semaine après semaine s’ajoutent à la liste de nouveaux acteurs, voire des pans entiers de l’industrie et du service, et que la frontière entre marketing et tricherie devient de plus en plus floue. Les derniers venus, les géants du net, n’étant d’ailleurs pas les moins actifs et imaginatifs en la matière.

Même le vertueux groupe familial Triballat Noyal, pionnier du bio, s’est fait épingler récemment par ses consommateurs pour les avoir – quoiqu’en toute légalité – induits en erreur sur la réalité de la présence de fraises dans leurs yaourts « Vrai » à la fraise, comme suggérée par leur emballage… Yaourts que, penauds, ils ont fini par retirer du marché. Comparée à d’autres, cette petite tricherie, d’ailleurs pratiquée allègrement et impunément par toute l’industrie agroalimentaire, apparaît bien vénielle. Et que penser du cas, aussi inattendu que spectaculaire, de Volkswagen. Lequel s’est laissé aller à prendre un risque inouï sur son image et son économie, voire son existence même ! Alors que l’état allemand est dans son capital et que les syndicats sont parties prenantes de son management. Fallait-il qu’ils aient un monstrueux sentiment de toute puissance et d’impunité pour avoir osé !

Comment en est-on arrivé là ?

L’explication est connue et abondamment dénoncée à travers le monde. C’est la même que celle qui est à l’origine de la dérive parallèle des modes de fonctionnement à laquelle on assiste dans ces mêmes grands groupes, un sujet qui m’interpelle et qu’il m’arrive d’aborder dans mes livres et mes articles[1]. Il s’agit de la pression financière sans précédent qui s’exerce sur eux. Avec des objectifs de résultats et des objectifs de délai pour les atteindre tout à fait déraisonnables, fixés par référence à ceux de la spéculation, sans plus de considération pour les métiers de l’entreprise et pour les rythmes d’apprentissage et de changement qu’elles sont en mesure d’absorber. L’enjeu pour le management de l’entreprise est d’arriver à retransmettre cette pression financière en interne aux managers et au personnel, et d’en faire supporter un maximum par l’externe, en mettant à contribution leurs sous-traitants, leurs fournisseurs, les budgets publics des pays ou elle opère, et, de plus en plus, comme on l’a vu, leurs clients. Et s’il n’y arrive pas sans tricher, il se résout, apparemment sans états d’âme, à tricher. Une tentation que favorise la goinfrerie des dirigeants passés avec armes et bagages dans le camp des financiers et entrainant dans leur sillage les « meilleurs » de leurs managers, pressés de devenir eux aussi le plus vite possible des transmetteurs de pression, loin des impératifs laborieux et risqués de la production et de la vente. Et loin de leurs responsabilités sociales et sociétales. On comprend au passage que dans un tel contexte le fonctionnement de l’entreprise ne soit plus considéré comme un facteur de performance de premier niveau, et que, dans la quête effrénée de la surperformance, il passe dorénavant bien après d’autres, avouables ou moins avouables comme l’optimisation fiscale, le lobbying, les ententes, la tonte des clients ou la corruption !

On n’a donc pas fini de voir des dirigeants s’enfuir dans la rue. Jusqu’à ce qu’un Bolloré de service public ne vienne « restructurer » cette décidément trop impertinente émission « Cash Investigation » ?

 

[1] Voir par exemple « Libérer les grandes entreprises : utopie ou nécessité ? »