Deux livres récents[1] recensent opportunément les entreprises ayant installé avec succès des modes de fonctionnement basés sur l’autonomie des individus et des équipes. Qu’en est-il des grandes entreprises, peu présentes dans cette sélection ?
Entre convictions et interrogations
Un des privilèges de mon métier est de pouvoir accumuler les expériences, et ce dans une infinie variété de secteurs d’activité, de situations, de problématiques et d’approches. Surtout si, comme moi, on a réussi à passer entre les gouttes de la spécialisation. Et en plus, cerise sur le gâteau, on intervient généralement dans des temps forts de l’évolution des entreprises pour lesquelles on travaille.
Comme tout consultant en management qui ne se contente pas d’écrire des rapports et de produire des power points, je me suis vite aperçu, nonobstant le qualificatif d’ « ingénieur en organisation » inscrit sur ma carte de visite de mes débuts, que la réussite d’une intervention était bien loin de tenir à la simple qualité « technique » de la solution proposée, mais qu’elle était conditionnée par la manière dont on s’y prenait avec les managers et opérateurs concernés pour la définir puis la mettre en œuvre. Avec le constat, somme toute rassurant, que leur bonne volonté pouvait faire marcher, du moins pour un temps, la pire des organisations. A la condition toutefois de ne pas en abuser, et qu’il existe une perspective raisonnable d’en sortir un jour…
Cette sensibilité « people », je l’ai gardée et cultivée tout au long de ma carrière. Au point de ne plus pouvoir séparer dans ce que je faisais, du fait de leurs influences réciproques, les aspects systèmes des aspects culturels et sociaux. D’ou mon positionnement hybride par rapport aux catégories d’intervenants habituelles.
Et d’ou aussi mon implication personnelle, au fil du temps et des opportunités, dans de nombreux programmes de Recherche et de Développement à l’intersection des deux univers, notamment en matière de développement des organisations et de changement. C’est ce qui m’a amené notamment à travailler avec des gens comme Jean-Christian Fauvet, père de la Sociodynamique, ou François Dupuy et son équipe de sociologues des organisations, et, plus récemment, à enseigner le change management dans le MBA d’HEC et dans le programme Management Général de l’ESSEC.
Un de ces programmes a été la New Change Model Initiative lancée en 1998 par Gemini Consulting dans le but de régénérer son offre de business transformation, et qui a mis à contribution tous ses bureaux à travers le monde ainsi que la fine fleur des universitaires anglais et américains de l’époque. Un de ses enseignements fut que toutes les études disponibles, dument compilées, établissaient une corrélation irréfutable entre la performance, notamment boursière, des entreprises et l’importance que celles-ci accordaient effectivement au « human factor »! Non seulement le temps d’un changement ou d’une transformation en profondeur, dont on sait créer les conditions de réussite, mais aussi et surtout dans leur fonctionnement au quotidien. Car on ne peut pas ensuite refermer le couvercle impunément sur les énergies ainsi libérées.
Cette démonstration a renforcée, s’il en était besoin, ma conviction qu’il existe une marge d’amélioration considérable du fonctionnement de beaucoup d’entreprises au profit de l’épanouissement et du bien-être de ses managers et de son personnel et au service de ses enjeux de performance. Que les deux préoccupations ne sont pas antinomiques, et que les dérives observées dans un nombre croissant de grands groupes ne sont pas une fatalité. Mais elle a aussi, parallèlement, accru ma perplexité devant la triste réalité : en dépit des discours et des priorités dument inscrites au fronton de nombre d’entreprises, voire des convictions personnelles affichées en privé par certains dirigeants, force est de constater qu’on ne fait pas grand-chose pour aller en ce sens. Avec peut-être même, en France plus qu’ailleurs, un gros reste de méfiance particulière pour tout ce qui s’apparente à de la participation ou à de l’autogestion, des concepts à forte connotation politique.
Les entreprises qui font le buzz…
Dans ce contexte général plutôt déprimant, quelques dizaines d’entreprises pionnières à travers le monde (Semco, Morning Star, Sun Hydraulics, Gore, Sol …etc.), y compris françaises comme Favi ou Hervé Thermique, ont effectivement développé des modes de fonctionnement mettant en pratique le discours sur la place éminente à réserver à l’homme dans leur fonctionnement. Certaines sont même allées très loin dans l’expérimentation. Avec parfois des résultats spectaculaires. Même si l’on corrige leurs exploits de l’inévitable syndrome « belles histoires » dont mon métier de consultant m’a appris à me méfier, on peut aujourd’hui considérer qu’elles ont largement démontré que l’on peut faire fonctionner, sans dégrader leur performances, des organisations dans lesquelles le pouvoir est mieux partagé et ou l’on fait plus confiance aux hommes qu’aux processus et systèmes pour prendre en charge la complexité interne et externe. Des organisations qui savent libérer et mobiliser les formidables et inépuisables réserves d’intelligence collective et d’énergie qu’elle recèlent. Des organisations dans lesquelles bien-être et efficacité au travail ne sont pas antinomiques. Bien au contraire. Y compris pour celles qui opèrent en pleine concurrence.
Les plus anciennes datent d’avant la révolution digitale. Mais les outils et la culture que cette dernière a apporté en ont accéléré le développement et facilité l’extension vers les grandes structures.
L’échantillon est fait d’entreprises très diverses mais qui ont des caractéristiques communes : ce sont, à quelques notables exceptions près, des organisations de petite taille (typiquement quelques centaines jusqu’à quelques milliers de personnes), dont les dirigeants sont aussi les propriétaires, donc des patrons « réels » et non des patrons « de gestion ». Ces dirigeants ont tous des personnalités atypiques et visionnaires. Ils ont dès l’origine et dans la durée, installé autour d’eux des communautés fonctionnant selon des principes dont ils étaient « naturellement » porteurs et qu’ils ont imprimé dans l’ADN de l’organisation. Des conditions favorables qui incitent, comme on le verra plus loin, à la prudence dans toute transposition directe dans d’autres univers.
Le phénomène est certes encore marginal, mais les pratiques observées dans ces laboratoires grandeur nature sont suffisamment convergentes pour dessiner un modèle à part entière. Un modèle dont les dénominations foisonnent et dont l’assise théorique demanderait à être précisée, mais qui suscite, à raison, un intérêt croissant. Et qui, espérons-le incitera les chercheurs à reprendre le travail sur les organisations qui avait, au fil du temps quasiment disparu.
La littérature actuelle sur le management reflète cette sympathique effervescence. On y trouve des témoignages directs de dirigeants et des compilations commentées d’expériences réussies. Une littérature qui, soit dit en passant, redécouvre ce qu’un siècle auparavant l’américaine Mary Parker Follett disait déjà sur le sujet, sans être entendue, ainsi que les avertissements et recommandations oubliées formulées par Taylor et ses congénères. Il est vrai qu’il y avait à l’époque toute une industrie à construire et que leurs raffinements ou scrupules pouvaient attendre…
…et celle qui leur emboitent le pas
Un nombre croissant de petites organisations et en particulier de start up, imprégnées de culture entrepreneuriale, prennent naturellement, dès le départ ou suite à une crise salutaire, le train de cette forme d’organisation et importent sans états d’âme et avec succès, les bonnes pratiques identifiées. (En France : Poult, Chronoflex, Techné, Usocome, Lippi, Scarabée Biocoop, …etc.)
Mais qu’en est-il des grandes entreprises « installées » confrontées aux mêmes enjeux que leurs consœurs plus petites et avec lesquelles d’ailleurs elles commercent au quotidien ? Cherchent-t-elles, elles aussi, à faire évoluer en profondeur leurs modes de fonctionnement pour répondre aux enjeux du moment: s’adapter à l’incertitude irrémédiablement croissante de leur environnement, être capable non seulement d’acheter de l’innovation mais aussi d’en produire, attirer et fidéliser les talents qui feront la différence.
Il fut un temps pas si lointain ou c’étaient d’ailleurs elles qui produisaient l’essentiel de l’innovation en matière de management et d’organisation, dont les autres faisaient ensuite leur miel. On a aujourd’hui l’impression que les flux se sont inversés et que c’est au tour des grandes entreprises d’aller, toute arrogance mise de coté, à la pêche aux idées et aux bonnes pratiques chez leurs consœurs plus petites. Pire: c’est même de la sphère privée que viennent aujourd’hui nombre de nouvelles pratiques et de nouveaux comportements au quotidien induits par les nouvelles technologies, que l’entreprise importe, volontairement ou pas !
Il est vrai que dans beaucoup d’entre elles, la qualité de leur fonctionnement, devenu simple commodité, a perdu, au fil du temps son statut de facteur de compétitivité majeur. Au profit d’autres, avouables ou moins avouables, comme l’intelligence stratégique, l’innovation produit ou marketing, l’optimisation fiscale, le lobbying, les ententes… etc.
A noter que les entreprises asiatiques et notamment chinoises dont on espérait beaucoup en la matière se sont finalement contentées d’adopter, et souvent dans leurs versions les plus radicales, les pratiques occidentales que nous cherchons de notre coté à faire évoluer !
A vrai dire, on a de plus en plus de mal à savoir ce que font ou préparent les grandes entreprises, car elles rechignent à communiquer sur le sujet. Et quand elles communiquent, elles ne mettent évidemment en avant que leurs réussites, en occultant leurs tâtonnements, essais malheureux et échecs pourtant riches d’enseignement dans un contexte d’expérimentation et d’innovation. Ce que l’on sait, c’est qu’elles se posent toutes des questions et que la plupart lancent des initiatives, ne serait-ce que pour prendre en compte les impacts à la fois prometteurs et déstabilisants de la révolution numérique. Ou encore pour stimuler une capacité d’innovation jugée insuffisante. Mais, semble-t-il, sans véritablement remettre en cause leur philosophie de fonctionnement. On est donc en droit de s’interroger sur la valeur ajoutée finale de telles initiatives si elles ne sont pas coordonnées et légitimées par une dynamique de transformation corporate créant les conditions de leur pérennité ? Ne risquent-elles pas faire long feu ou rester locales ou superficielles, en reproduisant le syndrome « Education Nationale Française, championne du monde d’expérimentations innovantes tous azimuts jamais intégrées »…? A moins que l’on fasse le pari que la multiplication de telles initiatives finira bien par générer des remises en cause plus radicales.
Mais si on peut penser que beaucoup avancent, il est clair aussi que d’autres régressent. En laissant s’installer chez elles un mode de fonctionnement par défaut dont personne n’assume la paternité, mais qui maltraite leur personnel, managers compris, qu’elles obligent à mal travailler, pour se transformer en lieux de plus en plus inhospitaliers. Et dont, dans le meilleur des cas, on essaie de corriger ou d’atténuer les impacts négatifs et parfois dramatiques, en installant autour de l’entreprise une sorte de « cellule de soutien psychologique » peuplée d’une armée de coachs, de facilitateurs de psy, …etc. Chez elles, la bonne volonté du personnel dont je parlais plus haut, largement épuisée, est relayée, dans nos économies à faible croissance, par la crainte de perdre son emploi, mais avec à la clé d’invisibles mais redoutables déficits d’engagement. Une dérive à laquelle n’échappe d’ailleurs pas la nouvelle génération de poids lourds nés avec ou sur le net, et dont on était pourtant en droit d’attendre, sur ce plan, qu’ils feraient mieux que leurs prédécesseurs lestés par leurs héritages organisationnels.
Des approches à inventer
On trouve parmi les pionniers quelques entreprises comme l’américain Gore, dont l’effectif atteint voire dépasse les 10.000 personnes. Mais la quasi totalité d’entre elles sont nées avec leurs modes de fonctionnement singuliers ou les ont installés alors qu’elles étaient encore petites. Très peu à ma connaissance en sont arrivés là, comme l’indien HCL Technologies, fort de 60000 employés, à l’issue d’une transformation volontariste menée par le président en personne. Dans quels cas une telle transformation est-elle possible ? Et si oui comment s’y prendre ?
« Libérer » une grande entreprise, pour reprendre le terme d’Isaac Getz, est techniquement difficile. En raison bien sur de la taille et de la complexité de l’organisation, mais aussi de son hétérogénéité : hétérogénéité des cultures nationales, hétérogénéité des cultures d’entreprises héritées des multiples acquisitions, hétérogénéité de l’organisation d’ou l’on part, faite de l’imbrication de strates successives. On ne s’engage évidemment pas dans une telle aventure « la fleur au fusil ». Et le mot d’ordre « lancez-vous et faites confiance aux gens pour produire ce dont ils ont besoin », ne peut tenir ici lieu de stratégie d’action. Dans une grande organisation l’expérimentation et l’apprentissage nécessaires auront besoin d’être guidées et canalisées par un minimum de principes et de règles d’action.
Car, paradoxalement, pour s’installer et prospérer, autonomie et initiative ont besoin d’ordre. Et tout programme de transformation doit obligatoirement croiser deux approches :
- des actions, partant du terrain, de libération des énergies, comme celles qu’ont développées les petites structures pionnières
- une action, partant du sommet de l’organisation, de redéfinition de ce que j’appelle la « zone rouge » de l’organisation[2] précisant jusqu’ou les premières peuvent aller, dans un cadre qui s’impose à tous, même si celui-ci est amené à évoluer dans le temps.
Ce que résume un adage trivial: « la marmite se chauffe par le bas, …mais l’escalier se balaie par le haut! »
Ou trouver les bonnes pratiques à installer et surtout les méthodes de transformation à mettre en oeuvre ? Pour ne pas avoir à tout inventer ou réinventer, comme l’a fait Vineet Nayar chez HCL Technologies.
On peut s’adresser aux dirigeants ou anciens dirigeants d’entreprises pionnières dont beaucoup d’ailleurs développent une activité de conseil et de formation visant à la diffusion et à la promotion de leurs approches. Avec une mention particulière pour Holacracy One, une structure de conseil montée par l’américain Brian Robinson et représentée en France par Bernard Chiquet, un ancien de Gemini Consulting, une des rares à proposer des dispositifs de fonctionnement et des processus d’installation packagés.
Il faut dire que les grands cabinets de conseil ne sont pas encore de manière significative sur ce marché, les réflexions les plus avancées étant plutôt le fait de petites structures comme Bellaventure animée par le français Olivier D’Herbemont ou de consultants indépendants comme le belge Frédéric Laloux, ancien de MacKinsey. A noter aussi, pour les entreprises en réseau, la méthodologie de transformation éprouvée dite du hot housing ou « approche laboratoire » pratiquée en France par Kea & Partners sous l’impulsion d’Anne Risacher
Une nouvelle génération de dirigeants ?
Mais, à la difficulté technique que nous venons d’évoquer vient se superposer une autre, bien plus redoutable encore. Il s’agit de satisfaire, comme l’on bien montré les pionniers, à deux conditions de réussite impératives :
- Il faut que le dirigeant, avec son équipe de top management, soit personnellement convaincu que la transformation est indispensable, qu’elle ne répond pas forcement à une pulsion humaniste (mais tant mieux si elle existe !) mais qu’elle est dictée par l’évolution des enjeux. Il doit s’y engager personnellement et sans réserve (ce qu’a fait Vineet Nayar) , en ayant conscience qu’elle va le concerner en premier chef et que cette responsabilité ne se délègue pas. Et ceci sans que ses actionnaires ne lui demandent quoi que ce soit sur ce plan ! C’est, je le reconnais, beaucoup demander à un homme de pouvoir…
- Il faut ensuite que ses actionnaires le laissent faire et lui accordent les marges de manoeuvre et le temps nécessaires à l’installation de modes de fonctionnement basés sur la confiance. Ce qui n’est pas gagné non plus, tant est grande la pression sans précédent qui s’exerce sur les performances financières attendues de l’entreprise, tant sur leur niveau que sur le temps alloué, de plus en plus court, pour y parvenir. Avec en plus, pour celles qui sont cotées, un impératif de prévisibilité qui refuse de s’embarrasser de la complexité de l’environnement.
On peut donc se demander si, au bout du compte, il n’est pas utopique de penser que les grandes entreprises sont en mesure de se transformer en profondeur. Même les plus lucides et les moins cyniques de mes clients doutent que cette transformation, même si elle apparaît nécessaire, se fera à froid de manière volontariste, et en tous cas pas à l’horizon de leur mandat. Ils ne la voient possible que dans des cas très favorables comme celui d’HCL Technologies. D’autres pensent même qu’il est tout à fait hors de portée des seules entreprises de « libérer » les managers et le personnel de leur asservissement au travail. Sauf à changer le système économique dans lequel elles opèrent. On peut donc s’attendre à ce que la majorité des grandes entreprises continuent aussi longtemps qu’elles le pourront, à camper sur leurs positions défensives actuelles et qu’elles chercheront par tous les moyens à retarder l’échéance en jouant de leur puissance financière et de leurs positions oligopolistiques.
Je fais quant à moi le pari que, sans aller jusqu’aux transformations révolutionnaires qu’ont pu opérer certaines entreprises plus petites, les grandes, sous la pression des nouvelles générations de managers, finiront par leur emboiter le pas. Et je suis convaincu que l’on verra, dans les années qui viennent, des dirigeants courageux non encore irrémédiablement formatés, prenant conscience qu’ils ne sont pas uniquement les représentants des actionnaires, découvrir ou redécouvrir qu’ils sont aussi en charge d’une communauté, relever le défi et se lancer dans l’aventure.
[1] Liberté & Co : Isaac Getz et Brian Carney, Fayard 2012
Reinventing Organizations : Frédéric Laloux, Nelson Parker 2014
[2] Jacques Jochem : « Faire bouger son entreprise, ce n’est pas plus difficile que ça… » Maxima 2008
Jacques Jochem en collaboration avec Hervé Lefèvre : « Le Mix Organisation : Et si l’entreprise mobilisait enfin l’énergie naturelle de l’autonomie ? » Eyrolles 2014